Grégoire Furrer, fondateur du Montreux Comedy Festival : « L’humour dédramatise les choses et rassemble les gens. »

Pourquoi avoir créé un festival d’humour il y a 26 ans ?

Je sentais que l’humour était quelque chose qui serait de plus en plus mainstream. J’habitais à Montreux. J’avais autour de moi mes potes de l’école HEC Lausanne qui étaient de jeunes humoristes, ils faisaient de petites scènes et galéraient pour remplir les salles. Il fallait les soutenir, alors je me suis dit que j’allais créer un festival pour eux. J’ai donc invité des professionnels, notamment les programmateurs de la Classe, Fabrice, Olivier Lejeune, et le producteur Pierre Lambert, j’ai monté un spectacle avec trois soirées auxquelles participaient mes potes. A l’époque existaient deux gros festivals, Avignon et Montréal. Je suis donc allé à Avignon où j’ai découvert un petit jeune qui jouait devant cent personnes, Patrick Timsit, j’y ai aussi découvert Jango Edwards et Vincent Lagaffe que j’ai invités pour la deuxième édition du festival – qui s’est trouvée deux fois plus importante que la première. L’année suivante je suis parti à Montréal où j’ai vu un festival géant, Juste Pour rire, les galas télés, la machine de guerre à l’américaine, et je me suis que c’était ce que je voulais faire. Pour la troisième édition, j’ai commencé à faire des galas télés. J’étais si happé par mon boulot que je n’ai pas eu le temps de finir mes études. J’ai créé une boite et depuis je n’ai jamais fait autre chose que ça…

Qu’est-ce qui te faisait rire, enfant ou adolescent ?

Mon père, parce que je n’avais pas une culture du comique… Mes parents ont dû m’amener une fois voir Raymond Devos. Donc ce qui m’a influencé, c’était mon père qui n’arrêtait pas de faire des conneries à la maison, au grand dam de ma mère. C’était un bon vivant qui m’a mis dans le moule de l’humour très vite. J’ai dû apprendre ensuite la culture de l’humour. Je n’ai pas grandi en regardant des comiques à la télé, je suis un entrepreneur qui a eu envie de monter un festival et qui s’est formé sur le tard.

Pour cette 26e édition du festival, tu lances un nouveau concept, Jokenation, deux soirées en anglais et en français qui réunissent des humoristes sélectionnés aux quatre coins de la planète…

Jokenation c’est un truc super important pour moi car toute ma vie j’ai été confronté à un problème : l’opposition entre les humours. Que ce soit en France, quand j’allais chercher des artistes qui voyaient la Suisse comme un pays exotique ; ou ici, quand j’allais chercher des financements pour créer des plateaux ou des festivals avec 80 % d’artistes français, alors qu’il y a beaucoup de talents locaux. Cette opposition permanente des genres, des régions et des cultures me semblait totalement ridicule. Je me disais que ça n’avait pas de sens. Paris est la capitale des francophones romands. Quel acteur culturel, qu’il soit écrivain, musicien, comique ou acteur de cinéma, rêve de faire carrière à Lausanne quand il est à Montreux ? Il rêve certainement de toucher le public suisse, mais aussi de l’élargir le plus possible. Et le premier public, quand on est un Suisse romand francophone, c’est Paris qui est notre capitale culturelle. Ca a mis 15, 16 ou 17 ans pour évoluer… Et il arrive que des gens me le reprochent aujourd’hui encore !

Des deux côtés de la frontière ?

Non, en France, ils voient plutôt les artistes romands comme quelque chose de sympathique, d’exotique. D’ailleurs , si un artiste romand ne marche pas dans un gala ou un festival, les Français vont me dire avec gentillesse : « C’est vrai que culturellement il y a des références un peu différentes, c’est une culture différente », et je leur réponds : « Non non, c’était très mauvais ». Quand un Suisse marche super bien, je pense à Thomas Wiesel, les Français me disent Thomas Wiesel est génial, ils ne me parlent pas de différences culturelles. C’est bon ou ce n’est pas bon. Pour moi ce qui est important, c’est de trouver le dénominateur commun , c’est-à-dire les 30 % qui nous rassemblent plutôt que de nous laisser effrayer par les 70 % restants. La diversité, je la vois plus comme une source de richesse que d’opposition.

Certes, mais il y a aussi une uniformisation du stand-up. Quand on entend Thomas Wiesel, il est impossible de dire qu’il est Suisse. Il a une scansion stand-up, pas d’accent romand, un propos très classique qui fait penser à celui d’Adrien Arnoux, lequel reproduit justement un peu le flow de Tomer Sisley, avec sa voix grave posée langoureusement dans le micro…

Je suis d’accord avec toi. C’est intéressant que tu parles de Tomer Sisley car j’étais son premier producteur. Son premier spectacle a été joué à Avignon en juillet 2002. Tomer a vécu à Berlin, donc il parle couramment allemand, et aussi anglais. A l’époque, il nous arrivait de parler anglais ou allemand pour ne pas être compris des gens autour de nous, mais aujourd’hui ce serait plus difficile. La génération de Thomas Wiesel est née en parlant anglais, ils ont beau être Romands ils sont déjà anglophones dans la culture. Cette nouvelle génération a grandi avec les stand-upeurs américains plutôt qu’avec les humoristes français ou francophones, ce qui va changer le monde et l’approche du métier. Les différentes cultures sont évidemment la richesse principale de la société d’aujourd’hui. Et pour moi qui suis un grand voyageur – j’aime le voyage plus que tout –, ce qui est intéressant aujourd’hui n’est pas tant la diversité dans la manière de s’exprimer, c’est surtout le point de vue. Un stand-upeur américain, africain ou suisse, ça reste un stand-upeur : les mécaniques sont les mêmes, mais les points de vue sont différents. Ce qui est intéressant dans la soirée Jokenation, c’est d’avoir un Russe d’origine juive qui explique qu’il a été persécuté dans son pays, et trois minutes après un Sud-Africain qui raconte la vie pendant et après l’Apartheid, et tu te rends compte que ces deux personnes qui vivent à 12 000 km l’une de l’autre, à un moment donné, vivent les mêmes choses. A la fin, les deux te disent « we are fine », « tout va bien ». L’humour est extraordinaire en ce qu’il permet de dédramatiser les choses et de rassembler les gens. Quand tu es dans une salle, que tu éteins la lumière, et que tu as des gens de religions et de cultures différentes qui après trois minutes rient tous des mêmes choses, c’est évident qu’ils ne vont pas sortir de là pour aller se mettre sur la gueule ou se tirer dessus. Il y avait un truc génial dans la soirée Jokenation anglophone. Les Africains (les présentateurs Kagiso Lediga et Loyiso Madinga, ndr) m’ont dit que quand ils ont projeté le petit film parodique sur l’Afrique du Sud ou quand ils ont fait les jokes sur l’Apartheid, ils ont senti un malaise dans la salle. Et ils m’ont dit qu’ils avaient envie de dire au public : « Ne vous inquiétez pas, ça s’est passé il y a 25 ans, c’est OK, on est passés à autre chose ». Ce que j’ai aussi trouvé extraordinaire – et qui restera comme un grand moment de ce festival -, c’est le sketch de Vérino sur les attaques terroristes à Paris (dans la soirée Jokenation en français, ndr) ; c’était il n’y a pas trois semaines…

Je ne devais pas être le seul à attendre que quelqu’un évoque le sujet, et finalement ce sont les Français (et un peu les Belges) qui l’ont fait.

C’est bien que ce soient les Français qui l’aient fait, l’important c’est de rire de soi, comme quand quelqu’un d’origine juive parle du nazisme, comme l’a d’ailleurs fait Thomas Wiesel (lors de la même soirée, ndr). J’ai trouvé le sketch de Vérino sur les attaques terroristes d’une telle intelligence, la manière dont il l’a amené, ce moment où il a senti qu’il allait parler de ça et que la salle s’est un peu crispée, ça faisait très longtemps que je n’avais pas pleuré de rire ! Son sketch n’était pas le meilleur du monde, mais qu’il l’ait fait dans ce moment où l’on était tous touchés par ça, et qu’il ait réussi à sortir de nous-même cette peine sans être dans le pathos, cela m’a fait sentir à quel point l’humour est un vecteur puissant et nécessaire dans notre société. Mais sinon, il ne faut pas aller vers une uniformisation de l’humour où tout le monde parlerait des mêmes choses et ferait la même vanne au même moment, parce que ça ce serait dramatique.

Et pourtant, ça arrive tout le temps dans le stand-up… A l’époque, Tomer Sisley et Gad Elmaleh reprenaient les vannes de Jerry Seinfeld sur les security checks dans les aéroports. Et à Jokenation francophone, hier soir, le Québecois Pierre-Bruno Rivard s’est imaginé suivant une fille la nuit dans une rue parisienne, de la même façon qu’Akim Omiri lors de la Finale française. Dans le stand-up comme dans le rap, il y a un fond commun de formules dans lequel chacun pioche… Est-ce que l’originalité est un critère important dans la sélection des artistes ?

Tu as la réponse dans la question. Oui le stand-up parle un peu toujours des mêmes thèmes. Cette standardisation est inévitable. Et malheureusement, les artistes qui sont là-dedans n’émergeront pas, ils auront leur micro-marché. En revanche, ceux qui ont une originalité peuvent espérer émerger. Après, il faut de la médiatisation, de la rigueur, des bonnes rencontres. Je sais qu’il y a deux ans, on avait primé Vincent Dedienne qui était une évidence pour moi, et il avait fait l’unanimité.

Est-ce que tu cherches à savoir ce qui va plaire au public quand tu choisis un artiste ?

D’abord je choisis ce qui me plaît, parce que je pense aujourd’hui, avec le temps, avoir un goût assez sûr. D’ailleurs, j’essaie de m’écouter davantage, parce qu’on se laisse souvent influencer par les gens autour de soi, et pour être très honnête j’adore être surpris et puis j’adore me tromper, je pense que mes intuitions et mes ressentis sont loin d’être mauvais. Par exemple, hier soir (pour la soirée Jokenation francophone, ndr), on m’avait dit que ce serait bien de créer une rupture avec des effets visuels, pour ne pas être que dans le stand-up. Pour amener une touche différente, on a donc mis un mime australien. J’ai tout de suite dit à mon équipe que ça ne marcherait pas. Ils ont insisté, m’ont dit que ce serait une virgule de deux minutes, mais à la fin il a fait un sketch de 14 minutes… Après, on n’était pas en direct à la télé, on était samedi soir. Le public du samedi vient pour s’amuser, si on lui en donne trop, il ne va jamais se plaindre. C’est un public d’une empathie incroyable, donc on ne prenait pas trop de risque, mais artistiquement je n’étais pas content. Alors oui, il faut s’écouter et écouter le public. Le public suisse est différent du public parisien, il est beaucoup plus emphatique, il acceptera de participer à des choses qui parfois sont un peu en dessous. A contrario, il aime moins être provoqué. Hier soir, quand Mamane a parlé des banques suisses qui planquent l’argent des dictateurs africains, on a clairement vu qu’au début les gens ont ri, ils ont ri encore à la deuxième vanne, à la troisième aussi, mais la quatrième était de trop… Il faut connaître ses publics, c’est clair. Mais il ne faut jamais oublier de faire de vrais choix, de les assumer et de les défendre.

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