Ode à la ligne 29 des autobus parisiens

  • De Jacques Roubaud. Mise en scène Bertrand Bossard. Avec les élèves de l'École régionale d'acteurs de Cannes : Valentine Basse, Julie Cardile, Esther Carriqui, Sophia Chebchoub, Théo Comby-Lemaitre, Gregor Daronian Kirchner, Morgan Defendente, Nina Durand-Villanova, Fabien Gaertner, Marianna Granci, Florine Mullard, Paul Pascot, Thibault Pasquier, Laurent Robert
  • Spectacle vu le 24 mai 2015 à

Jacques Roubaud est peut-être l’un des plus grands poètes français vivants. Mais c’est aussi un mathématicien, et l’un des plus anciens membres vivants de l’Oulipo, dont le travail de composition ludique poursuit assez fidèlement celui entamé par Raymond Queneau, surtout d’un point de vue poétique. En particulier, cette Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, qui rend hommage aux célèbres Exercices de style qui racontaient de 99 façons distinctes une banale altercation dans un bus, rappelle aussi les Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, également en alexandrins, puisque chaque séquence enchâssée dans la précédente est marquée d’une couleur différente.

Bertand Bossard, qu’on avait vu dans sa mise en scène interactive du jeu des 1000 euros, s’intéresse à un théâtre ludique et vivant. Ce texte de Jacques Roubaud était donc parfait pour lui. Et c’est avec ses élèves de l’école régionale d’acteurs de Cannes (ERAC) qu’il a conçu un spectacle en partenariat avec la RATP et le 104 qui les a accueillis en résidence durant deux semaines. Ces treize jeunes gens prennent d’assaut un bus de la RATP privatisé pour l’occasion, qui refait le trajet complet de la ligne 29, de la gare Saint-Lazare à la peu connue Porte de Montempoivre.

L’ode de Roubaud peut évoquer le poème de métro inventé par son collègue oulipien Jacques Jouet, où chaque vers est composé entre deux stations, le changement de strophe correspondant au changement de ligne. Ici, le trajet entre les deux stations correspond à une strophe. Si l’ode est structurée en 6 chants et 35 strophes, le spectacle n’en compte qu’une bonne moitié, sans quoi il durerait non pas 1h30 mais 2h30. Le genre de l’ode est l’équivalent poétique de l’épopée, ce qui nous vaudra, parmi des descriptions historiques de Paris, des anecdotes personnelles et des passages comiques, quelques moments lyriques.

Chaque voyageur se voit remettre, dans un sac en papier, un kit de transport avec une balle de ping-pong, un bouchon d’oreille, un gobelet, un extrait du texte à déclamer en chœur et le « cahier des charges » où Roubaud, selon son habitude, expose les règles qui ont présidé à la composition de son ode. Ainsi, il écrit des rimes pour l’œil où l’orthographe se plie à l’identité des lettres en fin de mot (en faisant rimer par exemple « masse » et « plasse »), respecte l’alternance entre rimes masculines et féminines (avec ou sans e finals), coupe chaque alexandrin en deux hémistiches égaux…

Les élèves, bien dirigés par leur professeur, s’emparent avec doigté de ce matériau poétique oral, jettent les vers en l’air avec habileté et célérité parfois, se répondent du tac au tac pour mettre en relief telle ou telle rime, créant des effets de rejets ou contre-rejets comiques, stylés, insistant à l’occasion sur les h aspirés qu’ajoute malicieusement Roubaud (« j’ai hu besoin »), dit aussi Rouba Ud, dans une mise à distance ironique de son statut de poèèète !

Les comédiens sillonnent le bus, entrent et sortent, provoquent des happenings qui laissent bouche bée les passants dont certains peinent à comprendre que ce bus ne puisse les accueillir, crient comme des manifestants déchaînés en passant devant les Archives (« Archives sacrifiées, laissez-les donc en paix ! ») et sautent pour faire vibrer le sol du véhicule, interprétant quelques morceaux façon rap ou slam (clin d’oeil à la tribune agacée de Roubaud dans le Monde Diplomatique ?), quand ils ne laissent pas la voix au guitariste qui les accompagne.

Les vers sont vivants, la poésie vibre, le théâtre bouge : comment ne pas saluer une telle entreprise, si peu rentable, et l’aide d’institutions publiques comme la RATP et le 104 pour soutenir un art vif et accessible ? D’autant que certains jours, les comédiens font des incursions impromptues dans de vrais bus pour interpeller les voyageurs pris sur le vif. Du vrai happening poétique, en somme…

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