Le Cabaret philosophique, spectacle mythique et méconnu

Créé en 2001 par trois artistes de rue chevronnés, Fred Tousch, Arnaud Aymard et Laurent Petit, ce cabaret semi-improvisé est sans doute le meilleur spectacle qu’on puisse imaginer dans la veine du délire verbal au troisième degré. Tentative de genèse.

Fred Tousch, Arnaud Aymard et Laurent Petit forment le collectif de comédiens le plus intelligent et drôle qu’il m’ait été donné de voir. J’avais découvert les deux premiers en 2004 sur le DVD du Grand Mezze d’Édouard Baer et François Rollin, puis sur scène dans les spectacles d’Edouard Baer, et je les retrouvais en 2009 grimés en courtisans du 18e dans La Taverne Münchhausen, génial spectacle d’improvisation créé par Gwen Aduh, tout récemment passé de l’ombre à la lumière avec ses comédies anglaises moliérisées. Pendant ce temps-là, Laurent Petit créait une nouvelle discipline à la fois sérieuse et délirante, la psychanalyse urbaine. Année après année, j’ai pu suivre leurs parcours à travers leurs spectacles en solo, sans jamais les rencontrer. Pour la première fois cet été, lors des deux représentations qu’ils donnaient au festival Humour et eau salée à Saint-Georges-de-Didonne, j’assistais enfin à ce spectacle phénoménal, 17 ans après sa création.

Joué des centaines de fois, le Cabaret philosophique est un spectacle mythique à la fois au propre et au figuré, dans la mesure où il se nourrit de références à la philosophie grecque et à la mythologie. Jacky Berroyer en a même tiré un court-métrage de 26 minutes, Mission Socrate, qui reflète cette maïeutique au troisième degré, puisqu’il s’agit pour nos trois hérauts d’affronter les énigmes du Sphinx et de faire renoncer le grand Socrate à la philosophie, en l’affrontant à coups de punchlines œdipiennes dans une arène antique.

Un spectacle né dans la rue

La genèse du spectacle est difficile à établir, vu les versions plus ou moins volontairement contradictoires des intéressés. A l’été 2000, Laurent Petit et Fred Tousch font une revue de presse littéraire au festival d’Aurillac, lors des petits déjeuners organisés dans une chapelle par Carnage Productions. Laurent Petit pioche dans sa malle un livre qu’il fait semblant d’avoir écrit, parmi des bouquins récupérés chez Emmaüs pour la saveur de leurs titres, comme La Névrose chrétienne, Croire après Marx ou La Catastrophe est pour demain. Le plus sérieusement du monde, Fred Tousch l’interviewe. Ils font ça le mercredi, le jeudi, le vendredi, mais le samedi, Fred Tousch a une panne de réveil, et Arnaud Aymard qui passe par là donne un coup de main à Laurent Petit. Un troisième larron, dont on perd la trace, leur propose de sortir faire leur show dans la rue, avec micro et mégaphone. Voilà, le cabaret philosophique est né ! Selon Fred Tousch, la première date officielle a lieu à Lille à la fin septembre 2001, place du marché de Wazemmes, immortalisée par la photo qui sert d’affiche au spectacle. Selon Laurent Petit c’est à Allonnes, près du Mans, en mars 2001. Les versions divergent et le mythe se nourrit de cette genèse impossible.

Le cabaret philosophique lors de l'un de ses première représentations à Lille en novembre 2001

Le cabaret philosophique lors de l’une de ses premières représentations à Lille, fin septembre 2001

Lorsqu’ils reviennent à Aurillac l’année suivante, ils jouent plusieurs jours au coin de la place des Carmes, à la terrasse d’un café. Cherchant quelqu’un qui pourrait diffuser leur spectacle, ils rencontrent Fabienne Quéméneur qui accepte cette mission. Elle leur trouvera un contrat à l’Olympia, dans le hall de la salle mythique, à la mi-septembre 2001 (encore une date originelle) en première partie de Morrissey, devant un public particulièrement distrait. Ensuite, les dates s’enchaînent avec un certain succès dans les festivals de rue, jusqu’en 2012, où Laurent Petit quitte la troupe et entame une pause de trois ans consacrée à son agence nationale de psychanalyse urbaine (ANPU). Il est alors remplacé par Sébastien Quéméneur, qui serait l’auteur d’un livre mythique mais jamais dévoilé sur le cabaret. Laurent Petit y fait son retour en 2015, à la demande d’un patron de salle marseillais qui veut absolument programmer le trio originel.

Quelques sources d’inspiration

Si l’on cherche ce qui a pu contenir en germes la naissance du Cabaret philosophique, il faut évoquer Gérald Touillon, réalisateur du film Paulo Anarkao et chroniqueur depuis 2015 dans Made in Groland, qui semble avoir pris part à l’aventure. D’ailleurs, deux ou trois ans auparavant, il avait créé Le Droit de s’engueuler à la Malterie de Lille, des débats théâtralisés sur des thèmes voisins de ceux du cabaret, comme la révolution, le sport ou la jeunesse. Laurent Petit évoque aussi Temps X, l’émission présentée au début des 80’s par les frères Bogdanoff, dont le réalisateur, Jean-Yves Casgha, avait fondé Science-Frontières, un festival rassemblant des chercheurs étranges au Puy-Saint-Vincent, dans les Alpes. Laurent Petit, s’y est rendu trois fois, notamment avec Arnaud Aymard. Émerveillés par ces conférences de savants fous aux confins de la science et de la psychiatrie, ils eurent sans doute l’intuition du potentiel spectaculaire que ce genre d’événement recelait. « On ne savait pas s’ils étaient fous ou géniaux », confie Laurent Petit, en tenant un propos qu’on pourrait lui retourner. Peut-être y a-t-il chez eux, enfin, une tradition du monologue doctoral à la François Rollin, avec lequel ils partagent parfois la scène lors de masterclasses.

Trois personnages aux métiers improbables

Chaque comédien a son personnage, son clown, son alias au nom et au métier délirant : Stéphane Giblot, professeur de pinguisme, Daniel Sponkdatahunter, cryptonumérologue pour la Nasa et Roland Gerbier, oenolopédiatre et champion de France de cache-cache. Ces dédoublements de personnalités autorisent tous les délires. Animateur à la diction suraccentuée prenant tantôt des inflexions intello, tantôt des accents de bateleur de supermarché, Fred Tousch est le monsieur Loyal grande gueule qui s’affirme, domine et frappe du poing sur la table. Bégayant et hésitant comme un enfant capricieux prêt à tout foutre en l’air, c’est-à-dire à remettre en cause les conventions de jeu sur lesquelles se reposent ses acolytes, Arnaud Aymard bafouille, hésite, s’arrête comme dans un monologue intérieur confus. Enfin, dans une démarche plus introspective que pugiliste, Laurent Petit est l’intello un peu effacé, qui amène une vraie matière réflexive lors de ses interventions toujours travaillées. Si Fred Tousch est doté d’un talent rhétorique qui étincelle en circonvolutions absurdes et hilarantes, ses deux compères ont une formation scientifique (études d’ingénieur pour Laurent Petit, physique des matériaux pour Arnaud Aymard) et une inclination pour les spectacles para-scientifiques.

Compères de Baer et Rollin

En cette fin juillet 2018, j’ai la chance de les découvrir tous les trois à Saint-Georges-de-Didonne, réunis pour deux cabarets consacrés à chacun des deux thèmes du festival : d’abord le sport, ensuite les animaux. Sur cette base solide, mi-sérieuse mi-décalée, les comédiens aguerris peuvent se permettre de se barrer en live et en impros. Le spectacle est donc à réinventer chaque fois, dans une incertitude à la fois stimulante et angoissante. Cette fois-ci, on a un bon cabaret sportif et un moins bon cabaret animal – c’est le jeu, le risque d’un tel spectacle…

Bien moins connus qu’Edouard Baer dont ils sont les compagnons de route, voilà sans doute les trois comédiens les plus sous-estimés du théâtre comique actuel, capables de tout jouer, partout, auprès de tous types de publics. Loin des humoristes de stand-up qui répètent chaque soir le même texte rodé, en adoptant une posture de spontanéité feinte, ces comédiens se mettent vraiment en danger, au risque parfois d’échouer. Mais ils ne cessent jamais de proposer de nouvelles conférences et reviennent toujours avec un projet inédit, risible ou sérieux, faisant preuve d’une productivité échevelée qui peut laisser songeur, à l’image d’Arnaud Aymard concevant huit épisodes de Canoan et une douzaine de conférences pour Olaph Nichte.

Derrière le comique, une vraie réflexion

Ce qui est génial chez ces comédiens, c’est la mise à distance, leurs qualités de jeu, leur complicité et, bien sûr, le fond du propos : il ne s’agit pas d’un délire qui tourne à vide, il y a une vraie réflexion en amont de ces cabarets qu’ils préparent la veille ou l’avant-veille comme de vraies conférences. C’est une pensée apocalyptique sur l’humain toujours menacé de disparaître, vulnérable, qui se dessine lors de ces interventions comiques, à prendre au premier ou au second degré. Pour preuve, le titre de la revue qui sponsorise ces cabarets, Il est déjà trop tard, inspiré de ces livres biens réels que Laurent Petit chinait jadis chez Emmaüs. Mais non, il n’est pas encore trop tard pour les voir…

Prochaines dates du Cabaret philosophique : les 13 et 14 octobre à Besançon. Voir l’agenda sur le site de la Cie Au nom du titre.

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